Tribune libre

Contre la tyrannie de l’idéal : Agir localement dans un monde incertain

PAR PHILIPPE SILBERZAHN, OCTOBRE 2020

La croyance selon laquelle pour agir, nous devons viser un idéal est très répandue à telle point qu’elle semble axiomatique. Elle est au cœur de pratiquement toutes les théories de la décision qui enseignent que toute action ne peut se faire qu’à partir d’un objectif clair, ainsi que de la pensée managériale occidentale qui enseigne qu’une organisation doit être guidée par une vision, définie comme un objectif ambitieux situé loin dans le futur. Et pourtant cet axiome est remis en cause depuis très longtemps, non seulement par le champ de l’entrepreneuriat (avec l’effectuation) et de la stratégie (par Mintzberg notamment) mais aussi par le champ des sciences politiques, notamment avec les travaux de Gerald Gaus, un philosophe américain récemment décédé.

 

Les travaux de l’historien David Gress montrait comment la définition de l’Occident comme un idéal constituait une impasse. Gaus écrit sur l’idéal dans le contexte de la justice dans une société diverse, c’est à dire au sein de laquelle il est difficile d’établir un idéal commun, mais son ouvrage a en fait une portée beaucoup plus large car il remet en question aussi bien la nécessité d’avoir un idéal guidant l’action que la possibilité de définir un tel idéal.

 

En substance, Gaus défend l’idée que l’importance primordiale accordée aux idéaux amène les individus à viser une perfection politique impossible à atteindre, et à perdre ainsi la notion de ce qui constitue un plaidoyer politique pragmatique.

 

Dans l’acception dominante, l’idéal fournit un guide pour agir. Il joue un rôle d’orientation qui vise à nous informer du but que nous devons atteindre mais aussi et surtout à fournir une base aux décisions que nous devons prendre pour progresser de notre situation actuelle vers une nouvelle situation plus proche de l’idéal.

 

Derrière cette idée se trouve celle selon laquelle le passage entre notre situation actuelle et la situation idéale peut se faire progressivement. Cela suppose non seulement une linéarité, c’est à dire qu’il n’y a pas de retour en arrière, et donc une progression constante, mais surtout la capacité d’être certain que le passage de la situation actuelle à la situation suivante nous rapproche bien de l’idéal.

 

L’idéal: un guide élusif…

Mais dans un environnement complexe défini comme ayant de nombreuses variables interagissant fortement entre elles, c’est loin d’être le cas. On peut en effet se retrouver coincé dans un optimum local, c’est-à-dire une situation qui est meilleure que tout ce qu’on a d’autre à l’horizon proche, mais qui peut être pourtant très inférieure à l’idéal. Le relief de l’espace des situations possibles est alors dit accidenté (rugged) avec un ensemble de situations plus ou moins favorables. Dans ces conditions, quitter une situation pour aller vers l’idéal peut signifier dégrader la situation ou abandonner des véritables possibilités d’amélioration (coût d’opportunité). Cette perte peut être vue comme temporaire, mais on a néanmoins une perte certaine pour un gain incertain.

 

Mais il y a pire. Même si on réussit à s’approcher de l’idéal visé, cela ne signifie pas forcément qu’on est dans une bonne position. C’est ce qu’on appelle la théorie de la meilleure alternative (second best en anglais): si I est l’état idéal visé, il ne s’ensuit pas que si vous êtes dans une situation très proche de I, vous serez très proche de l’idéal. Autrement dit, même si vous êtes à 95% de l’idéal, vous n’avez pas forcément fait 95% du chemin, et votre situation n’est pas forcément meilleure que quand vous étiez à 90%, au contraire. L’approximation est donc interdite : Viser un idéal signifie dès lors faire un grand saut dans lequel il est essentiel de viser juste, car des deux côtés se trouvent (peut-être) des cratères profonds remplis de serpents.

 

La progression vers un idéal n’est donc pas possible. Seul le grand saut est possible. C’est une situation qu’ont rencontré tous les révolutionnaires arrivés au pouvoir lorsqu’ils ont pris conscience que leurs premières mesures non seulement ne les avançaient pas, mais s’avéraient même contre productives pour l’atteinte de l’idéal. Il s’en est à chaque fois suivi une division entre ceux qui poussaient pour faire le grand saut, malgré tout et quel qu’en soit le coût, et ceux qui prônaient la prudence, au prix de l’idéal, et ça s’est souvent mal terminé.

 

Mais même le grand saut vers l’idéal est difficile. Celui-ci est en effet très incertain et souvent formulé au moyen de quelques règles simplistes. Selon Gaus, la structure motivationnelle des idéalismes de gauche peut ainsi se ramener “à l’éthos d’une sortie en camping”, tandis que les idéalismes libertariens ne vont guère plus loin que quelques règles de micro-économie a-historiques et a-morales, aucun d’eux n’approchant la réalité d’une collectivité, même de petite taille, même de loin.

 

La multitude d’expérimentations ratées de communautés utopiques mais aussi de révolutions au cours de l’histoire ne laisse aucun doute à ce sujet.

 

Si le problème est trop complexe, l’idéal ne sert donc à rien car toute progression de la situation actuelle vers une autre situation se ramène essentiellement à un saut dans l’inconnu, dont le coût peut être très important. Or plus le saut est important, plus l’inconnu est grand. C’est ce que souligne Gaus, avec ce qu’il appelle le principe de voisinage, selon lequel nous connaissons toujours mieux ce qui est proche de nous que ce qui en est éloigné. Pour ce qui est de notre connaissance des situations éloignées, et en particulier d’un idéal, l’incertitude est très grande et nous ne pouvons nous baser que sur des modèles prédictifs. La création de ces modèles a constitué l’activité centrale de tous les idéalistes, mais la limite de tels modèles, qu’ils soient économiques, sociaux ou financiers, est évidente depuis longtemps. Chaque fois que quelque chose a été tenté sur la base de l’un d’entre eux, les résultats ont été catastrophiques.

 

L’idéal n’est pas nécessaire

 

Que faire alors? Une approche proposée par John Stuart Mill, très critique envers le besoin d’un idéal, est celle de l’expérimentation. Il s’est ainsi enthousiasmé pour des expériences comme celle des communautés créées par Robert Owen dans les années 1820. La difficulté est qu’une expérimentation consiste forcément à imposer quelques paramètres à une communauté, sans quoi l’expérimentation n’a aucun sens, ce qui ramène à la difficulté de l’idéal, c’est-à-dire une vision simpliste du fonctionnement d’une collectivité. Les communautés ne dureront que quelques années avant de disparaître dans l’acrimonie des disputes.

 

L’économiste Amartya Sen estime lui qu’il n’y a pas besoin d’idéal ; il suffit de pouvoir comparer deux options proches, prendre la meilleure et recommencer. Il ne s’agit plus de viser un idéal, mais seulement d’être capable de juger laquelle des deux situations est la meilleure et de progresser à partir de là. Mais comme nous l’avons vu plus haut, dans un système complexe il peut exister de nombreux optimums locaux et l’approche comparative peut rapidement s’enliser dans l’un d’entre eux.

 

Cet argument semble condamner l’action locale comparative, mais ce n’est pas tout à fait vrai. Il y a en effet une distinction importante entre la situation actuelle et l’idéal: la situation actuelle existe, c’est la réalité à propos de laquelle nous avons de nombreuses connaissances. L’idéal, lui, n’existe pas, par définition. Il n’est qu’une idée, au mieux un modèle avec des équations.

 

Et donc comparer un optimum local à un idéal, c’est comparer quelque chose qui existe à quelque chose d’hypothétique. Autrement dit l’idéal ne fait pas partie de l’espace des possibilités au moment où je prends ma décision. Il n’y a pas de symétrie entre les deux et la comparaison n’est pas légitime.

 

Par conséquent, l’approche locale comparative prônée par Sen – regarder la situation actuelle, en envisager une autre et la choisir si elle semble meilleure – en bref partir de ce qu’on a sous la main de certain, reste sans doute la meilleure possible.

 

PAR Philippe SILBERZAHN, octobre 2020

 

La source pour cet article est l’ouvrage de Gerald Gaus, The Tyranny of the ideal. Gaus est décédé récemment; Pour une revue des principaux points de sa pensée (en anglais), voir In Memoriam: Jerry Gaus (1952-2020).