Par Alexis Gruss et Firmin Gruss
Extraits choisis de la pensée de la famille Gruss, parus notamment sous forme d’entretien ou d’une publication (voir une publicaiotn de 2017, sous le titre Ex ducere) :
Alexis Gruss a eu l’occasion de souligner les principes qui avaient présidé à la création de la première école de cirque en France, en 1974, laquelle est à l’origine de ce qui est, aujourd’hui, le CNAC à Châlons-en-Champagne.
La famille Alexis Gruss est seule à savoir maîtriser dans leur totalité, qu’il s’agisse de la haute école, du travail en liberté ou de la voltige. Cela fait six générations que ce savoir-faire est transmis au sein de cette famille. La spécificité de la compagnie Alexis Gruss réside en cela, dans sa façon de faire briller en piste un art ancestral à partir duquel elle sait aussi constamment innover.
Or la famille Alexis Gruss se caractérise également, entre autres, par son extrême générosité : l’une de ses préoccupations est donc de transmettre son savoir au-delà de son cercle restreint. C’est du reste déjà cela qu’Alexis Gruss avait en tête en créant la première école du cirque en 1974. Le PACE à Piolenc est en définitive un rameau de l’École au Carré, née grâce à Silvia Monfort.
Pour engager la réflexion, Firmin Gruss est questionné en premier lieu sur l’éducation qu’il souhaite proposer à ses filles. En tant que père d’élève, comment conçoit-il l’éducation qu’il propose à Jeanne, née en 2006, et à Célestine, née en 2010 ? En quoi ce qu’il leur propose est-il la garantie essentielle de la continuité de son art ?
Firmin Gruss. Comment éduquer des enfants ? Lorsque l’on a reçu une bonne éducation, il est facile de retransmettre les bons principes. Aujourd’hui, de nombreux problèmes affectent notre société et touchent notamment notre métier, qui est ancien. Se déplacer avec un chapiteau à travers la France, à travers de nombreux pays, travailler avec des animaux est devenu très difficile. Or, notre famille a une particularité : elle est étroitement liée au cheval qui a toujours été présent dans son histoire, et plus présent que dans tous les autres cirques. Continuer à être une compagnie circassienne équestre, seule de son espèce en France, est aujourd’hui un challenge difficile à relever en raison de toutes les contraintes qui pèsent sur une telle entreprise.
Mais une fois ce problème maîtrisé, nous pouvons nous réjouir des enseignements tirés de cette exception. Avoir passé autant de temps à éduquer des chevaux et en famille permet d’avoir de véritables valeurs : on a une manière de faire, un état d’esprit et quand on parle de « père d’élève », cela renvoie à une manière de transmettre d’une génération à l’autre à laquelle nous nous référons sans cesse. Nous raisonnons en permanence en fonction des valeurs ainsi acquises. Par exemple, mon père nous a toujours appris que dans l’acrobatie à cheval, ce qui compte n’est pas la réussite de l’exercice, mais la manière dont on y arrive.
Concrètement, je commence intensivement des entraînements avec mes enfants. Pourtant, je ne leur ai pas encore appris le travail avec les chevaux, j’ai commencé par l’équilibre, qui est une de mes disciplines de prédilection, parce que je suis équilibriste sur échelle libre. Ma mère m’a appris cette discipline, et j’estime que pour être un bon élève, il faut d’abord avoir tous les outils en main. Et l’équilibre en est un, essentiel. Car nous avons également une autre philosophie dans notre famille : celle d’avoir la possibilité de choisir la discipline que l’on travaillera, par vocation, par envie. Or, si on maîtrise l’équilibre, si l’on a l’agilité liée à l’acrobatie et la sensibilité liée à la musique et à la danse, on dispose de tous les atouts pour s’épanouir dans les diverses disciplines de la piste. Ainsi, j’apprends à mes filles l’équilibre, l’acrobatie, et aussi la condition physique pour qu’elles aient une bonne constitution et une parfaite maîtrise de leur corps. Ma mère, en complément, pendant une demi-heure chaque jour, leur donne des cours de danse, à la barre. Et si ma mère arrive à donner des cours de danse à ses petits-enfants, c’est parce que elle-même a reçu de tels cours de ses parents, de ses grands-parents et de son entourage. Si l’on n’a pas eu soi-même l’expérience des disciplines, il est difficile de les transmettre. C’est une expérience formidable de commencer à transmettre à ses enfants, et à force de transmettre au quotidien, les gestes s’imposent naturellement et la transmission se fait ainsi.
Il faut préciser que la mère de Firmin est Gipsy Gruss, née Bouglione, qui a été reine du cirque et qui est une artiste de grand talent et de réputation internationale.
Il était donc important de donner la parole en premier lieu à Firmin puisqu’il a ainsi témoigné de la façon dont les valeurs se transmettent dans sa famille, de la quatrième génération, celle d’Alexis, à la sixième. Ce discours illustre parfaitement comment les principes qui ont été placés par Alexis Gruss non seulement à la base de l’éducation de ses enfants, mais au cœur de l’école du cirque qu’il a fondée en 1974, sont encore soigneusement transmis à ses petits-enfants. Être un artiste équestre capable de se produire en piste, cela ne veut pas dire simplement monter sur un cheval !
Cela veut dire maîtriser toutes les disciplines artistiques présentes sur la piste. Dans notre université particulièrement tournée vers la culture, il est primordial de souligner à quel point la piste est un lieu où se concentrent la danse, le mime, le théâtre, la musique. Elle est un lieu de synthèse de tous les arts de la scène qui mérite toute notre attention, toute notre estime.
M. Alexis Gruss indique qu’il a compris depuis longtemps que l’éducation est indissociable de la séduction. Éduquer, c’est conduire à l’extérieur pour faire grandir, on va vers l’autre et on l’aide à grandir. Le contraire, c’est s’approprier l’autre pour soi, ce qui est la séduction, se ducere…
Mais je ne vois pas comment on peut transmettre quoi que ce soit, à un humain ou à un cheval, s’il n’y a pas avant tout une part de séduction… Cela marche ainsi avec les chevaux, et avec les humains aussi. Seulement, attention, tout est dans la dose.
Nous vivons aujourd’hui dans une société où il y a un véritable débordement, où l’on est bien plus dans la séduction que dans l’éducation.
Les médias évoquent beaucoup en ce moment mai 1968. On était alors passé de l’éducation à l’enseignement et l’on avait bien fait.
Faire accéder tout le monde au baccalauréat était aussi une idée formidable. Pourtant, on a commis une petite erreur quand on a dit « il est interdit d’interdire »… On ne peut pas éduquer sans parfois interdire. Et on ne peut pas enseigner sans éduquer et inversement.
Je ne pense pas qu’on puisse faire l’un sans l’autre, comme il faut un père et une mère pour faire un enfant : un et un font trois…
Éducation et enseignement, cela fait des gens respectueux et instruits. Ce sont les animaux, les chevaux en particulier, qui m’ont expliqué tout cela. Grâce à eux, je sais que l’on ne peut pas faire l’économie, dans le processus d’éducation, de moments de séduction, parce que s’il n’y a pas cette émotion l’un pour l’autre, rien ne peut se passer. Sinon, on entre dans un autre système qui n’est plus l’éducation, mais qui est le dressage.
Faites l’expérience de planter une fleur dans un pot : si la fleur a poussé de travers, tout le monde vous dira de mettre un tuteur, et d’attacher la plante dessus. En ce cas, vous faites du dressage. Mais moi, j’aime bien en savoir un peu plus : j’ai un ami à Sérignan, le village de l’entomologiste Jean- Henri Fabre, qui me dit de ne pas faire ainsi. Il m’a expliqué qu’il faut tailler avec un sécateur à un endroit précis. Je taille donc. Puis, il me dit de tailler une autre branche… celle-là et non pas cette autre. Il faut tailler juste, et le faire aujourd’hui. Si on le fait demain, ce sera trop tard… C’est ainsi que j’ai compris la différence entre le dressage et l’éducation.
L’éducation est fondée sur la réflexion, sur l’analyse, une telle démarche relève de l’ethnologie, ou de l’éthologie si l’on parle des rapports avec les animaux. Telle est la méthode que je tente de transmettre à mes enfants depuis longtemps. Il faut essayer de comprendre. Toutes les espèces qui sont sur cette planète sont différentes les unes des autres, et elles sont tellement complémentaires les unes des autres qu’elles sont indissociables les unes des autres.
Il en va de même pour l’éducation et l’enseignement. Une chose me frappe quand j’interroge les personnes qui viennent assister aux séances pédagogiques du matin, à Piolenc.
À ceux qui me disent qu’ils dépendent du Ministère de l’Éducation nationale, je demande quel est leur métier : ils me répondent qu’ils sont enseignants… Cela me choque : enseigner, c’est un métier, et éduquer, c’est un autre métier. Ce sont deux choses différentes, mais tellement différentes qu’elles sont indissociables l’une de l’autre. Et il en va de même de la séduction avec l’éducation.
Ce que donne l’alliance entre éducation et séduction est extraordinaire et devrait permettre de supprimer quelques lois : c’est le respect.
Le respect, c’est la fondation de la liberté, et le respect ne peut être obtenu que par l’éducation, et par une part de séduction. Là encore, tout est dans l’équilibre, un équilibre par lequel on pourrait vivre ensemble, se respecter, sans avoir des lois qui nous obligent à le faire. Voilà comment cela se passe avec mes chevaux que je travaille le matin.
Sur l’éducation de mes chevaux, il me faut encore vous raconter une anecdote. Le 29 décembre 2017, je travaillais un cheval encore pratiquement sauvage, venu du Portugal. Nous sommes au centre de la piste, à pied. Je lui mets une longe double, en me disant que si le cheval tire sur cette double longe, comme une partie est attachée à ma main tandis que l’autre partie est libre, je pourrai lâcher cette partie libre et le cheval partira sans se faire mal. Mais il a été plus rapide que moi : il est parti et il m’a cassé deux côtes...
Voilà comment l’expérience est chose essentielle, il faut apprendre, et seule la vie peut apprendre ce que j’ai appris ce jour-là... Du reste, je souligne que dans PACE, on insiste sur le mot « action »… essentielle, donc, dans l’éducation.
On insiste aussi sur la dimension culturelle : la culture est indissociable elle aussi de l’éducation. On parle, enfin, de la dimension équestre dans ce PACE, parce que nous sommes une famille d’écuyers, d’acrobates à cheval, de jongleurs à cheval. Or, il faut retransmettre tout cela car le geste est la chose la plus éphémère au monde.
Je l’ai dit à notre ministre de la Culture, Fleur Pellerin, qui était venue voir le spectacle quand on a fait l’arbre de Noël des enfants des personnels du Ministère : « Madame, ce que vous avez fait pour nos chers disparus avec les musées, c’est formidable, mais tout ce qui a été fait devant vous sur notre piste a été fait par des vivants. Il ne faut pas les négliger »... Sur ma carte de vœux, j’ai écrit « Que le spectacle vivant demeure au cœur de notre culture »… Pour cela il ne faut pas négliger le geste. Le geste est la chose la plus fondamentale parce que toute trace de notre expérience de la vie ne peut être confirmée que par la main. C’est la main qui a tout construit. Avec l’aide du cerveau bien sûr. C’est pour cela qu’il y a un trait d’union entre savoir et faire…
Quelle part faire à l’éducation et à la séduction ?
Firmin Gruss. La différence réside entre éducation et instinct. Le dressage se fait par instinct, et l’éducation se fait par expérience et connaissance. Quand un artiste arrive à accomplir un flic-flac ou un saut périlleux, quand il arrive à accomplir une prouesse, à sauter sur un cheval au galop, il le fait par son éducation bien plus que par son instinct. Par ailleurs, avec nos animaux, nous avons une complicité. Si cette complicité était une souffrance pour le cheval, lors du deuxième saut, celui-ci fuirait, par instinct. C’est là qu’intervient la séduction qui permet de trouver la sensibilité qui conduit à créer une relation durable. Le corps humain est extraordinaire, instinctivement il fait des choses formidables, mais la difficulté est d’arriver à ce que cet instinct soit une méthode et non pas un geste vulgaire. Lorsque l’on travaille avec les chevaux, instinctivement on séduit, on caresse son cheval, on le récompense, on l’encourage, on ne peut que construire dans ce sens. Mais il faut aller plus loin. Si un conflit éclate dans l’écurie – car notre particularité est d’avoir cinquante étalons – il pourrait être vu par certains comme un événement exceptionnel et inquiétant, mais pour moi cela est naturel, parce que je n’ai connu que des chevaux entiers dans notre cavalerie, et je sais que leur instinct peut les pousser au conflit.
Cette différence entre l’éducation et l’instinct est à la base de tout. Nous éduquons nos chevaux pour qu’ils ne se battent pas quand ils sont côte à côte sur la piste. Par leur éducation, ils surmontent leur instinct. Quand j’apprends aujourd’hui à mes enfants à tenir en équilibre, je ne peux que constater qu’ils ne tiennent pas naturellement en équilibre. Je les éduque en développant leur instinct et je leur apprends, avec ces connaissances transmises par l’éducation, à maîtriser des capacités.
Alexis Gruss. C’est formidable que Firmin ait soulevé cette question de l’instinct, parce que je suis convaincu que « instinct naturel » est un pléonasme. Parce que la nature est instinctive.
Tout ce qui est sur la planète est instinctif. C’est là que l’éducation joue un rôle fondamental. C’est la première chose qui doit intervenir. Lorsque l’on vient au monde, ou quand une plante commence à pousser, ou quand un animal arrive sur la planète, si rien ne vient modifier son comportement, il reste à l’état sauvage, à l’état instinctif. Le premier instinct, tout le monde le connaît… certains diront qu’il découle de la nécessité de la procréation, moi je ne le crois pas, c’est dû à un plaisir tout à fait personnel … et vous voyez bien à quoi je fais allusion ! C’est là que l’éducation joue un rôle fondamental. Ce qui s’est passé sur toutes les chaînes de télévision en novembre et décembre, où l’on parlait de harcèlement, renvoyait à des événements où la nature avait repris le dessus, en s’emparant d’une défaillance de l’éducation.
Un cheval, lorsqu’il commence à travailler avec une longe, instinctivement il tire. Mais moi, en pratiquant ce que l’on appelle l’éthologie, je m’emploie à comprendre pourquoi il tire, moi je sais que c’est son instinct qui le guide. Souvent, des gens qui passent à Piolenc me disent qu’ils ont un problème avec leur cheval, que leur cheval tire quand il est monté. Oui, mais pour tirer il faut être deux !
Cela veut dire qu’au bout des rênes, quelqu’un tire aussi… Instinctivement, on tire l’un l’autre et c’est là qu’il y a un travail considérable à faire.
Cela me conduit à revenir à cet anniversaire des 250 ans de la piste de 13 mètres de diamètre. Cette question me touche infiniment, car plus je me suis intéressé à cet espace scénique, plus j’ai découvert des choses absolument extraordinaires. C’est un vrai lieu d’éducation. Pour l’équilibre en premier lieu, comme Firmin l’a expliqué à propos de ses filles. Gipsy, mon épouse, lui a appris à tenir en équilibre sur son échelle. L’équilibre, ce n’est pas naturel, l’équilibre, ça s’apprend. Et à un certain point, si on l’apprend bien, comme c’est le cas de mes petites-filles, on tient en équilibre sur ses mains. Et on finit même par savoir tenir sur une seule main, puis à passer d’une main à une autre. Et avec cette formation, qui est totalement contre nature, on va séduire. On revient ainsi au commencement et à l’opposé de l’éducation, puisque séduire est l’opposé d’éduquer.
Avec le cheval, c’est la même chose, dans le mouvement circulaire sur cette piste de 13 mètres de diamètre. Cette piste, composée de terre végétale, c’est le seul espace scénique au monde qui soit infini par sa forme, infini par sa matière et fertile dans tous les sens du terme, avec des ingrédients fertilisants incontournables, le crottin de cheval ! Si vous semez sur un tel terrain, ça pousse et ça grandit.
Ça s’élève, ça s’éduque, et il en va de même pour un cheval en mouvement, avec un écuyer sur son dos. C’est comme cela que Philip Astley a découvert que la piste était un moyen extraordinaire pour former les chevaux à la guerre. Car la piste, au départ, ne servait pas à autre chose qu’à former un cheval à trouver son sens de l’équilibre, à main gauche et à main droite. Un cheval qui sait galoper sur la piste, et un écuyer qui tient sur son dos en piste en faisant des changements de main au galop, acquièrent une aisance incomparable.
Et l’écuyer a dès lors bien plus d’habileté dans ses gestes pour se servir de son sabre ou de ses armes sur les champs de bataille. Et en plus, s’il était désarçonné, il apprenait, dans ce cercle de 13 mètres, à remonter sur le cheval au galop. Il ne le faisait pas pour faire du spectacle ou pour se faire applaudir, mais pour sauver sa vie. Un cavalier désarçonné sur un champ de bataille, s’il n’avait pas la technique du voltigeur pour remonter sur son cheval au galop, il était mort. Tout simplement. Et tout cela est né de cet espace scénique de 13 mètres. C’est un monde de création, de 40 mètres de circonférence, comme la Terre fait 40 000 kilomètres de circonférence à hauteur de l’équateur...
Depuis ma plus tendre enfance, que ce soit dans le cirque de mon père, au cirque Krone en Allemagne, au cirque Knie en Suisse - je ne cite que ces deux là parce que ce sont les meilleurs et parce que l’on y trouve un respect fondamental de l’animal -, ou plus récemment au festival de Monte-Carlo, j’ai vu sur cette piste de 13 mètres toutes les espèces d’animaux de la planète, à plumes, à poil, aquatiques, et j’y ai vu aussi toutes les espèces d’hommes et de femmes, de toutes couleurs, de toutes religions.
Il n’y a que dans cet espace que j’ai vu une telle diversité, jamais ailleurs. Non seulement cet espace est infini par la forme et par la matière, et fertile, mais en plus il est universel. Avec mon spectacle, je peux aller dans le monde entier : tout le monde le comprend. Parce que c’est un spectacle fondé sur des langages universels : la musique, le rythme, la lumière, la beauté du geste.
Nous, les artistes, nous avons là un rôle majeur sur cette planète, car nous sommes là pour sublimer le naturel de la nature. La nature, il faut s’en occuper, il ne faut pas la laisser comme elle est. Au moindre pot de fleurs, il faut accorder une attention quotidienne si l’on veut qu’il soit beau, mais il faut le faire avec un sécateur !…
Abandonnez le tuteur !
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